Quelle identité? Claude Bourrinet
Article : Extrait du texte publié dans Krisis 40 : Identité ?
Malheureux celui qui, croyant ainsi pouvoir alléger son âme de ses péchés,
rejette au néant l'éternelle jeunesse de ses origines !
Le ferment de notre identité

Que tout un chacun fasse l'expérience, même le citadin le plus contaminé : la dérive, un soir d'été, par une colline pleine de senteurs sauvages, le long de vieux murs rongés par la bouche noire de la forêt, les chênes hirsutes au buste roide, les chênes graciles, les noyers généreux, les hêtres longilignes, les noisetiers espiègles, et les ruisseaux frais, courant sous d'antiques ponts, débordant sur des marécages riches de vies diverses, les vaches rouges apaisées sous le soleil ombreux tapissé de moucherons, sur une herbe lasse, après que les battements des machines agricoles se sont éteints ; et le chevreuil surpris, qui fait face un instant, saisi par votre vue, avant de s'enfoncer dans le taillis ; et l'oiseau lourd qui jaillit des fourrés et peine à perdre son essor, tandis que d'autres pépient encore avant d'être enveloppés par les ailes noires de la nuit, et la couleuvre, ou bien la vipère, traversant péniblement l'asphalte de la route, vulnérable et belle, et ces pentes, ces vallons, ces prés dessinés par les bosquets, les haies, les théories d'arbres et d'arbrisseaux, lopins variés, individualisés, qui chantent, murmurent, parlent ; ces esprits que l'on sent, autour de soi, comme les membres d'une famille innombrable et protectrice, intimes des saisons, du temps qui passe et s'enroule, vieux fantômes des Anciens, fugaces et se fondant avec les rochers, les fleurs, les branches feuillues, les troncs enracinés profondément : qui ne les a sentis, nous regardant, nous jaugeant, nous caressant le corps de leurs souffles sans âge ? Car la terre, sauvage ou transformée par le labeur de l'homme, la lande ou la fauve profondeur des forêts, le ravin, le pic, le nuage qui passe, biffé par les chefs brettés des arbres, aussi bien que le clocher d'église qui sourd du sol, avec sa pierre native, chaude et chaleureuse, tout est langage, message, lien.
Là se trouve l'Europe, dans son terroir découpé en lieux, en pays, dans ses microcosmes, ses réduits aussi copieux que le ciel étoilé. La terre se travaille ou se contemple. Le labeur conduit au respect, à l'amour de la réalité, à l'acceptation de la mort ; la contemplation mène aux dieux, au recueillement, à la présence charnelle dans un monde plein. La luminosité de l'existence est ce ressourcement dans les rêves habités de ceux qui ont façonné le paysage européen. Notre identité ne vient pas du ciel : elle est incarnée ici-bas, pour ceux qui savent la retrouver. Ici, on se sent comme chez soi : on a retrouvé la demeure perdue, oubliée. L'oubli, c'est la faute. La destruction de la paysannerie européenne par la modernisation productiviste et marchande a été un désastre.
La ligne de partage est toute tracée. D'une part, les partisans de l'esprit, de la beauté, de l'authenticité ; de l'autre, ceux qui placent la force stupide, le groupe, la masse, qu'elle soit blanche, rose ou rouge, comme parangons de l'excellence. D'un côté ceux qui pensent que les racines sont dans le cosmos, qui pensent qu'on ne se suffit pas à soi-même, qui croient en l'avènement d'une aristocratie mondiale (qui se connaîtra et se reconnaîtra), et ceux qui ne font aucune distinction entre le bas et le haut.
Si, par le passé, existèrent des communautés identifiables clairement conscientes de leur identité, c'est qu'elles trouvaient leur archè dans le nomos, dans l'ordre des dieux. Ceux-ci ayant momentanément déserté le monde, nous subsistons, survivons dans le désert. Aucune comparaison n'est plus possible avec les temps anciens, qui ne vivent plus que de notre nostalgie. Le nihilisme impose d'autres données. Les vieux concepts, dont on ne saisit pas toujours l'origine douteuse, ne sont plus que balivernes. Il faut trouver nos racines dans l'invention d'un avenir. Les particularités, les différences essentielles entre peuples, dont il faut évidemment défendre la singularité, ne signifieront quelque chose que si s'unissent dans un même combat leurs représentants les plus éminents, ceux qui placent leur vision au plus haut. Je me sens plus proche d'un griot peulh que d'un bouffeur blanc de hamburgers.
Claude Bourrinet
Source : Fin de l'article Quelle identité ? Paru dans le numéro 40 de la revue Krisis, pp. 28-29. Illustration et mise en page : In Limine =>

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