Les liens entre mal-être et économie, Thibault Isabel
Article : Les pays à fort PIB sont également les plus suicidogènes, mais peut-on en induire que «la misère protège», comme le voulait Durkheim, pour qui la pauvreté préserve du suicide en nous habituant à une condition plus humble, tandis que la richesse crée l’illusion du pouvoir et, à la première difficulté, nous confronte à l’inanité de notre orgueil? Rien n’est moins sûr.
Contrairement aux prédictions de Durkheim, il est faux d’affirmer stricto sensu qu’on se suicide davantage à mesure que la société s’enrichit, puisqu’une fois les premières étapes de l’industrialisation franchies, et malgré le développement global de la croissance, le taux de mort volontaire se stabilise. Et, à ce moment, c’est même au cours des périodes de récession ou de ralentissement de l’économie que le suicide augmente à nouveau. En dehors des périodes où une nation accède au développement économique à travers la révolution industrielle, on se suicide d’abord quand le pays commence à s’appauvrir, et même surtout à vrai dire quand il commence à s’enrichir moins vite ! C’est apparemment le sentiment de ne pas pouvoir prolonger une courbe ascendante de croissance qui est suicidogène, à partir d’un certain stade, et non l’augmentation perpétuelle des richesses.
Ainsi, en France, après une forte augmentation du suicide au cours du XIXe siècle, à l’occasion de la révolution industrielle et d’une amélioration notable du confort matériel moyen, la période comprise entre 1900 et 1948 est marquée par une baisse tendancielle des morts volontaires, en grande partie redevable aux deux guerres mondiales et aux efforts de reconstruction nationale qui en ont été la conséquence, mais correspondant en tout cas à une quasi-stagnation du pouvoir d’achat . Entre 1949 et 1978, en revanche, le pouvoir d’achat s’élève de manière vertigineuse, mais le taux de suicide se contente de stagner. Enfin, entre 1979 et 1995, la croissance ralentit, même si le pouvoir d’achat augmente encore très légèrement, mais le taux de suicide, lui, croît d’une manière particulièrement forte.
Reste à expliquer pourquoi l’entrée dans la modernité génère une poussée aussi brutale du suicide, que le développement exponentiel ultérieur de la croissance ne fait que stabiliser ; et reste également à expliquer pourquoi les périodes de crise accentuent malgré tout le phénomène, alors que la pauvreté, dans les pays peu industrialisés, n’empêche pas le taux de suicide de rester très bas. Ce sont les questions auxquelles je tente de répondre dans mon ouvrage A bout de souffle, études et entretiens sur l'épuisement du monde civilisé.